De QUOI LES CHAUSSURES SONT-ELLES LE NOM ?
De quoi les chaussures sont-elles le nom ?
Dans la brume de chaleur de l'été, l'ombre de vieilles chaussures cabossées se reflète dans les eaux troubles du fleuve.
De l'autre côté, depuis la rive de Buda la coquette, Buda la baroque, Buda la Royale, Buda l'Austro-hongroise, je les cherche des yeux… Comment les atteindre ?
L'orage avec la grêle qui s'est mis brutalement à tomber m'ont fait dévalée en toute hâte la colline.
A peine ai-je eu le temps de jeter un œil distrait à la statue de Saint Gellert qui domine le mont et bénit la ville. Pauvre évêque du Moyen Age qui a péri noyé par ceux qu'il a voulu évangéliser!
Dans le flot de la pluie battante, je n'ai pas plus le courage –ni l'envie- de m'arrêter devant le Monument de la Libération. Représentant la lutte contre le Mal, terrassant un dragon, la statue, mélange d'athlète olympique et de géant de foire continue de commémorer la libération de la ville par l'Armée rouge…
Mes sandales ont pris l'eau et je suis trempée jusqu'aux os .
Je commence à regretter l'hôtel et le complexe thermal Gellert ; je serais volontiers restée tout à l'heure plus longtemps dans le hall d'entrée de l'hôtel, alanguie par la fatigue, à contempler sous sa verrière, dans l'ambiance d'étuve et l'odeur de souffre, ses élégantes balustrades, les mosaïques sécession et la valse des baigneurs en serviettes blanches.
il pleut toujours quand j'arrive en bas de la colline où se déversent les chutes d'eau du Mont Gellert ; vite, pour échapper à la pluie, j'ai escaladé un escalier monumental et j'ai traversé un pont ; je ne sais plus lequel -cette ville en raffole- et je suis de nouveau à Pest .
Dans un parc un peu désolé et détrempé, soudain, je me retrouve seule et toute émue face à la statue de Sissi l'impératrice.
Dans ma tête s'entremêlent, la nostalgie austro-hongroise de mon père, patriarche parfois fleur bleue, le sort tragique de l'épouse anorexique de l'empereur François-Joseph et le destin -non moins dramatique- de son interprète, l'actrice Romy Schneider, sa vie durant, aussi populaire que malheureuse, à l'image de l'impératrice …
J'ai manqué de me faire écraser par un bus express aux chiffres noirs quand la tache jaune du tram klaxonne devant moi ; j'y monte in extremis ; je sais qu'il longe la rive de Pest et qu'il me mènera vers les chaussures.
Enfin à l'abri, je me laisse aller au roulis du tram ; ses petites vitres me permettent d' entrevoir l'alignement impeccable des façades renaissance des palais magyares qui défilent à la queue leu leu le long du fleuve.
Mais à l'approche d'un pont en rénovation, le tram s'arrête brutalement dans le vacarme de la ville soudain enfiévrée. Ai-je dépassé ma destination, l'objet de mon désir ? Terminus.
Il me faut descendre et reprendre ma route dans le sens inverse. Heureusement la pluie a cessé.
Un arc-en-ciel se dessine au dessus du fleuve en signe d'apaisement.
Je longe un long quai monotone jalonné d'embarcadères où attendent des bateaux-promenades affairés.
Les chaussures –on me l'a signalé ce matin- se trouvent entre le pont de Chaînes et le Parlement. J'aperçois bientôt le gigantesque édifice où l'étoile rouge –je l'ai lu sur le guide bleu- a été ôtée du dôme central doré.
Essayant de rejoindre la bordure du fleuve, je contourne inlassablement des pans labyrinthiques de façades néo-gothiques avec pignons et pinacles.
L'épuisement et le découragement me guettent. Soudain, au loin, dans le miroitement de l'eau, les voilà , enfin, ce sont elles !
Mais une voie express longe le fleuve et me sépare encore d'elles ! Vais-je rejoindre la rive au risque de me faire écraser par le flot incessant de voitures ?
Voilà , j'ai traversé cette dernière épreuve ; me voilà face à elles !
Sur la berge boueuse de Pest, ils sont alignés par rang de cinq
Près des parapets, on aperçoit des charrettes à bras où sont déposés des amas de manteaux.
La neige qui tombe par intermittence a recouvert d'un linceul blanc le Pont de Chaînes.
En ce début de décembre 1944, les cœurs sont glacés.
Au loin, on entend les tirs des canons.
Les russes ne sont plus très loin.
La bataille de Budapest va-t-elle enfin commencer ?
Tout s'est passé si vite, pense Sandor, qui grelotte sous ses vêtements de toile.
On venait de fêter l'année nouvelle ; le printemps s'annonçait ; certes l'Europe était à feu à sang ; on disait des choses terribles sur ce qui arrivaient aux Juifs ici et là au-delà des frontières du pays magyar…
Cependant, lui et les siens, malgré les restrictions et les brimades, ils se croyaient encore en sécurité quand, sans crier gare, les troupes allemandes avaient envahi le pays, le 19 mars1944. Ensuite tout s'était enchaîné si vite !
Leur appartement confisqué par la Gestapo hongroise, les terribles Croix fléchées, ils avaient été emmenés dans des « immeubles protégés » marqués de l'étoile juive. Sous le sceau de Salomon, terrés avec d'autres malheureux dans de petits appartements surpeuplés, ils se félicitaient encore d'avoir échappé au pire, par exemple aux travaux forcés et bien sûr à d'autres horreurs auxquelles ils n'osaient à peine penser.
Et puis le jour terrible est arrivé.
Ses petits yeux bruns et vifs de myope brillent d'inquiétude dans son visage émacié.
A-t-il tout fait pour protéger les siens ?
Tant de télégrammes, de lettres envoyées à travers le monde comme autant d'appels au secours, de bouteilles à la mer dans un océan de solitude et de larmes.
Le battement effréné de son cœur s'apaise un instant tandis que l'effleure la pensée de sa fille aînée et chérie, Alizia, la sage et douce Alizia, si loin de lui mais si avisée d'avoir fui le pays dès 1939.
Par quel miracle, cet homme, qui allait devenir son sauveur et son époux, réfugié là -bas, en Algérie, avait répondu à l'appel de détresse de sa fille, diplômée es lettres de l'université de Rome, lancé dans un journal juif international !
Munie d'un contrat de travail, Alizia avait pu quitter la tête haute l'Italie fasciste qui vomissait ses juifs étrangers, maintenant qu'elle s'alliait avec le fou de Berlin.
Sa mère, croyant bien faire, avait pourtant essayé de l'en dissuader. Mais Alizia avait, grâce à D., tenu bon ; elle avait eu bien sûr un temps hésité à l'idée de quitter les siens, partir vers ces contrées lointaines et vers cet homme inconnu.
Mais comme elle avait bien fait de fuir à temps cette Europe devenu poison mortel pour les siens, ne pas partager leur destin dérisoire, le retour forcé dans la patrie d'origine, la Hongrie. Démantelée depuis la fin de la Première Guerre mondiale, réduite à une peau de chagrin, la vieille dynastie des magyars avait trouvé dans les juifs -comme dans les malheureux tziganes- de parfaits boucs-émissaires et savait inventer chaque jour toutes sortes de mesures discriminatoires les visant. Mais tant que le maréchal Horty, allié d'Hitler était au pouvoir, maître dans son pays et de ses Juifs, ils avaient survécu tant bien que mal…
Jusqu'à ces jours terribles, l'invasion de la Hongrie, la chute de Horty, les Croix fléchées au pouvoir …
Un vent glacial et la peur de la mort lui fouettent le visage…
Grâce à Dieu, en Algérie française, depuis le débarquement américain de 1942, Alizia est maintenant en lieu sûr, pense Sandor. Une vague de lourde tristesse le submerge. Il ne connaîtra donc pas son petit-fils Raphaël, déjà âgé de quatre ans.
La douleur l'étreint encore quand il pense à son fils à lui, Tomy , l'adorable Tomy ; il avait à peine 10 ans Tomy quand la maladie s'est acharnée contre lui ; En dernier recours, peu avant sa mort, comme un talisman, il lui avait attribué le beau nom de « Raphaël » ; en hébreu « D. a guéri »
En vain ; celui qui n'a pas été guéri repose depuis de longues années,face à la mer et la montagne, au cimetière d'Abatzia.
Qui veillera désormais sur la tombe de l'enfant chéri ? Abatzia, ville d'eau et de villégiature, passé innocent d'un bonheur lointain disparu à jamais.
Il pense encore avec une inquiétude mêlée d'espoir à sa fille Anna et à son bel officier italien si fier … Tous deux chassés d'Italie par les lois raciales.
Après avoir vaincu la mer sur un vieux rafiot, après avoir résisté aux troupes britanniques hostiles, ont-ils enfin trouvé un foyer national sûr en Palestine, terre rêvée pendant ces longs siècles de persécutions et d'errance devenue leur unique refuge ?
Ah ! s' il avait été un peu plus jeune, quand cela était encore possible, lui aussi aurait entraîné sa femme, sa plus jeune fille et son plus jeune fils dans l'aventure !
Et maintenant, que peut-il encore espérer !
Tandis que les canons continuent de tonner de plus en plus fort, un espoir tenu se fait jour en lui : les Russes approchent, les Allemands et leurs alliés, les nazis hongrois, n'en ont en plus pour longtemps.
Fasse Dieu qu'ils arrivent à temps pour les sauver !
Sandor profite de l'agitation autour de lui pour se tourner vers Hermina qui se tient à quelques mètres de lui.
Hermina, son épouse depuis plus de trente ans, a les yeux bleus verts clairs où transparaissent toujours l'ardeur et la détermination. Mais ces dernières semaines, les privations et les vexations ont entamé ses dernières forces.
Derrière Hermina, se tient Lisbeth, 18 ans. Jusqu'à maintenant, une chance, on ne les aura pas séparés. Hermina l'entend tousser ; elle voudrait tant réchauffer sa dernière-née, la serrer dans les bras une dernière fois ; il fait si froid aujourd'hui au bord du Danube. D'où viendra le secours ?
Et Ernesto, son garçon rebelle, où se trouve-t-il ? Pauvre jeune homme marqué par la vie, né handicapé de la main gauche, un moignon en guise de doigts et pourtant si sportif et téméraire !
Hermina n'a pas eu le temps de chercher des yeux son fils Ernesto.
De nouveaux ordres ont hurlé.
On leur a demandé d'enlever leurs chaussures.
Les fusils Mauser contiennent cinq balles ; pas plus d'une balle par personne ;
Ernesto a vu le corps de son père tomber dans l'eau noire et rouge, puis celui de sa mère, puis celui de sa petite sœur.
Soudain le crépitement des balles, suivi de la chute des corps qui tombent comme des poids morts dans l'eau, s'est tu . La nuit est noire.
Les munitions se font rares.
Fusent de nouveaux ordres.
Dans le fleuve transformé en mare de sang, Ernesto saisi par l'eau glacé, comprend qu'il est vivant ; la balle a ricoché contre une pièce de monnaie enfouie dans la poche de son pantalon.
Alors, il a plongé au plus profond des profondeurs du beau Danube bleu.