D'ici Dance

Dernière saveur

La dernière saveur

 

 

 

« Vous verrez quand je ne serai plus là ! Vous regretterez ce que vous m’avez fait subir ! »

 

La petite-dernière avait d’autant plus envie de torturer cet îlot de douceur quand elle entendait sa mère se placer ainsi en martyr .

 

Ah ! c’est ainsi qu’elle jugeait ses quatre filles et son fils unique, soi-disant, des sans-cœur, des enfants cruels, des ingrats ! Alors, elle allait voir ce qu’elle allait voir ! Elle aussi, la petite, elle pouvait, à l’égal du Père, se surpasser dans les degrés suprêmes de l’ignominie et de la méchanceté.

 

Ah ! comme il avait bien raison, le patriarche, d’écraser en douce, sous la table, le pied de son épouse en signe d’avertissement, quand au cours d’une conversation avec des amis, cette dernière, d’une petite voix innocente marquée par un roulement de R austro-hongrois, s’égarait dans des propos inutiles et insensés.

 

Mais pour qui se prenait cette idiote qui pouvait ternir en quelques phrases incontrôlées la

 réputation de son digne époux et grand orateur !

 

Ah, si seulement, répétait inlassablement le Père, elle pouvait un jour s’atteler à quelques

 tâches utiles et intéressantes ! Ecrire un ouvrage, entreprendre une œuvre, un projet

 d’envergure, avoir un rôle social, mener un groupe de femmes, organiser ou donner des

 conférences comme Mme Wacharvsky ou Mme Horowitz qui font l’honneur de leur mari !

 

Au lieu de cela, cette lymphatique met des heures pour accomplir de petites choses sans  intérêt : le ménage, les courses, le linge, la cuisine … Et, le soir, elle perd son temps à lire de petits romans stériles et à écouter des émissions de radio stupides !

 

Et c’est ainsi que la petite, suivant l’exemple du père et les récriminations de ses aînés, ne se gênait pas pour abuser de cette mère serpillère détentrice -il est vrai- d’un doctorat es-lettres de la Faculté de Rome, thèse consacrée à un obscur poète allemand que personne n’avait pu lire car enfouie quelque part dans la bibliothèque du Père.

 

Elle ne se lassait pas d’abuser de la douceur, la gentillesse, la générosité, la patience de cette femme sans doute déprimée, sans illusion sur  la vie, qui avait placé au-dessus de tout le bonheur de son mari et de ses enfants.

 Mais pourquoi donc, répétait sans cesse la petite, à l’heure des leçons et des devoirs, tu ne

 comprends pas plus vite quand je te demande quelque chose ?

 Tu n’as pas la patience d’écouter mes questions, d’attendre mes réponses ; mais où es-tu donc ?

 Tu es ailleurs avec moi ; tu es incapable de m’expliquer quoi que ce soit ; tu es nulle, stupide, inefficace ; tu es une mauvaise  enseignante et pédagogue comme tu es une mauvaise cuisinière et maîtresse de maison. J’aurai voulu avoir n’importe qui sauf toi comme mère.Et puis, tu es moche, laide, vieille, mal habillée. J’ai honte de sortir avec toi dehors .

 

Et puis, tu m’énerves. Marche plus vite !

 

Mais ce que la petite aimait plus que tout, ce qu’elle attendait sans se l’avouer toute la

 semaine, c’était le samedi après-midi.

 Dans la quiétude de ce jour vierge et serein, elle retrouvait sa mère dans la chambre à coucher, au fond de l’appartement.

 

Du lit, on voyait la fenêtre, la neige en hiver sur les tuiles rouges. Le radiateur ronronnait.

 Elles avaient toutes deux glissé un livre sur la couverture rabattue et elles s’étaient vite

 endormies l’une dans le creux de l’autre.

 Et ensuite, la semaine infernale recommençait.

 

Les aînés avaient tous quitté la maison.

 

Elles se retrouvaient toutes les deux dans leur symbiose terrible.

 

Ainsi, pourquoi ce qui était bon la semaine précédente, préparé amoureusement par la mère pour la petite dernière, était décrété immangeable par la même, la semaine suivante ?

 

Une ou deux fois, une gifle avait circulé entre la mère et la fille, pour atterrir sur la joue de la mère, humectée de larmes.

 

Plongé du matin au soir dans l’Etude du sacré, le père ne se mêlait pas de ces vaines querelles.

 Parfois, il prenait le relais, trouvait maintes raisons pour tourmenter une épouse trop étourdie et gaspilleuse 

 

« Révolte-toi, s’exclamait alors la fille à la mère ! »

 

« Réagis, ajoutait-elle, fais quelque chose, ne te laisse pas faire, cesse de te faire tyranniser par lui, cesse d’être complètement dépendante de lui ! »

 

 

Jusqu’à quel âge, la petite avait dormi dans le lit de ses parents ?

 Elle n’en avait –semble-t-il-aucun souvenir.

 

Cherchait-elle alors à se faire consoler à la suite d’un cauchemar ou voulait-elle simplement vérifier qu’ils étaient bien là tous les deux, qu’ils ne l’avaient pas abandonnée ?

 

Mais à quel âge lui avait-on fait comprendre insidieusement (s’agissait-il du père, de la mère ?) qu’elle avait été un « accident » dans la vie de la famille ?

 Bien sûr, les maîtres d’œuvre s’étaient justifiés. Ils étaient déjà âgés. On était en pleine guerre.

 On ne savait pas de quoi serait fait l’avenir.

 Ne valait-il pas mieux envoyer cet enfant de trop à la Tante qui n’avait pu jamais avoir

 d’enfant.

 

Bien sûr, à sa naissance, ils avaient changé d’avis. Ils l’avaient comme adoptée.

Mais alors, pourquoi sa mère la confiait si souvent à la voisine qui lui tricotait tous les ans un bonnet et une écharpe assortie et la régalait de tartes aux mirabelles sous les yeux attendris du mari.

 Un jour, bien plus tard, elle apprit que le couple sans enfant avait obtenu l’agrément ; l’enfant adopté était une petite brune boulotte.

Un peu déçue mais à la fois rassurée, elle continuait de recevoir au fil des ans un bonnet et une écharpe assortie.

 

 

 

Et puis, un jour, la petite s’en alla, elle aussi, loin de chez ses parents.

 Elle les avait abandonnés à leur sort depuis deux ou trois ans –tout en gardant avec eux une relation épistolaire régulière- quand un soir arriva la nouvelle par le téléphone chez le frère où elle était allée dîner par hasard.

Sa mère, leur mère, était malade, un peu, beaucoup…

 En quelques instants, la voix de l’aîné s’assombrissait tandis que l’état de la mère s’aggravait.

 

Bientôt, elle fut morte.

 

Semblant tout autant soucieux pour la mère que pour la benjamine, l’aîné avoua finalement à la petite que leur mère était morte brutalement dans la soirée, en se resservant du strudel au pavot, terrassée par une crise cardiaque.

 

La petite avait du mal à saisir la portée de la phrase, l’ordre du monde et des mots.

Elle fut terrassée par une migraine qui tentait d’arrêter le flux du temps et le cours de ses

pensées.

 

Le lendemain soir, elle se retrouvait dans la maison de son enfance.

Mise en bière, sa mère n’était déjà plus là, partie sans un au-revoir.

 Le voyage en train lui avait ouvert l’appétit.

 

Dans le placard de la cuisine, elle aperçut une petite assiette remplie d’un reste de strudel au pavot.

 Dépassant un sentiment de peur et de dégoût, elle avala avec gourmandise le dernier morceau.

 

 

 

                                                                                 Eva Hadas-lebel

                                                                                                                          



03/01/2011
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