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FILLES DES COMMANDEMENTS

Filles des Commandements

 

Il y a cinq commandements qui concernent le rapport à Dieu et cinq autres qui concernent le rapport à l’homme, lui avait répété plusieurs fois doctement son père. Mais, le Cinquième, qui contient comme les précédents le nom de l’Unique, l’Eternel ton D., se trouve dans l’entre-deux…L’Entre-deux, cette petite console entre deux fenêtres, cet état entre deux extrêmes,  cette partie du poisson coupée entre la tête et la queue,  elle connaissait bien ! Vers 12 ou 13 ans, il fallait donc sortir de l’enfance, entrer dans l’adolescence, devenir responsable de ses actes et entrer pleinement dans la Communauté  avant de fonder son propre foyer…  La date choisie pour la communion des filles avait été fixée pour la Pentecôte, c'est-à-dire pour le 6 sivan 5730, premier jour de Chavouot. Sept semaines, cinquante jours après la Pâque juive, c’est une fête somme toute  agréable. Le printemps est à l’œuvre ; l’été arrive à grands pas.

 

Il fait soleil à travers les vitraux colorés ; la synagogue  tout de blanc vêtue se remplit de bouquets de fleurs odorantes, en souvenir de l’antique fête des Pèlerinages.

Depuis qu’il a été détruit,  les Hébreux ne montent plus au Temple de Jérusalem apporter au Grand-prêtre, en sacrifice, la vache rousse ou le bouc …Depuis qu’il a été détruit par Titus, leurs descendants devenus bien trop  souvent de flamboyants boucs-émissaires  aiment se balancer derrière l’un de ses vestiges le plus sacré, le Mur occidental, face au Mont du Temple, en prières dans la clameur des cloches des églises et  les chants entêtés des muezzins.  Ailleurs, depuis deux millénaires, dans la diaspora et  aujourd’hui dans la petite synagogue alsacienne, des plaques ornementales  souvent ornées de versets bibliques, de dix  commandements et de chandeliers à sept branches, sont là pour indiquer aux fidèles la direction de la prière : l’Est !

Là-bas, tout là-bas, symbolisé  par ce Mizrah ornemental,  il y a, il y avait, il y aura  toujours dans la mémoire de la langue, le Temple.Dans quel psaume est-il écrit : « Si je t’oublie, ô Jérusalem, que ma droite s’oublie!
Que ma langue s’attache à mon palais si je ne me souviens de toi, si je n’élève Jérusalem au-dessus de la première de mes joies! » (Psaume 137).

Mais pourquoi les Juifs, toujours si bien accueillis en diaspora,  mais dans la nostalgie  illusoire d’un « tout petit chez soi » , s’entêtent-ils  dans cet attachement à l’ancienne capitale de David,  ce « Lion de Dieu », d’un amour si fervent, qu’ils ont su en transmettre le désir mimétique au cours des siècles aux religions rivales successives ! … « L’an prochain à Jérusalem ! » Ainsi se termine chaque année depuis des siècles le cérémonial de la Pâque juive … Et ceci invariablement que le Messie salvateur,  à qui l’on n’a surtout pas oublié d’ouvrir rituellement, sans trop d’espoir, la porte, soit arrivé ou non !...

Mais faute de Messie ou de Grand-Prêtre, ce jour-là, en ce beau jour de mai ou de juin,  à la fin des années 1960, c’est le rabbin  assisté par le chantre qui dirige l’office de Chavouot - même si les Cohen et les  Levi, héritiers du nom des anciennes castes sacerdotales, sont  toujours très nombreux dans  la coquette synagogue- …Faute de sacrifices,  les chèvres et les moutons seront remplacés par des promesses de don devant la Torah qui renfloueront les caisses de la Société des morts ou des diverses associations de vivants, pauvres, malades et autres déshérités…

 « Honore ton père et ta mère afin que se prolongent tes jours sur le sol que te donne l’Eternel, ton D. ! »

Son père avait choisi pour elle ce Cinquième Commandement à dire, à proférer en hébreu et en français devant l’assistance réunie en ce jour de Chavouot qui célèbre le Don de la Torah et l’Avènement d’un peuple doté enfin d’une Loi après le combat des trois patriarches contre l’idolâtrie, l’expérience de l’esclavage, Moïse et la Sortie d’Egypte, et le  enfin, le séjour initiatique -pendant 40 ans -dans le Désert avec les rechutes que l’on connaît !   Enfin, ce Dieu exigeant et vengeur qu’ils avaient élu (et non l’inverse) leur avaient  donné cette Torah, pour le pire et le meilleur…

 Assises dans l’espace des hommes,  au premier rang des travées, dix jeunes filles, peut-être en bleu et blanc,  attendent  religieusement la fin de l’office.  Et elle, elle fait partie aujourd’hui des «  bat-mitzwoth, » des filles des commandements de la Loi.On ne lui pas demandé son avis. Ce n’est pas le genre de son père ni d’ailleurs de l’époque. En plus, c’est plutôt une idée « progressiste » de faire en France dans ces années-là, une communion collective de filles. Les  « bar mitzwa », communions des garçons, sont bien sûr plus festives ! Rarement collectives,  elles célèbrent l’union du jeune homme avec la Loi et la communauté.  Désormais, il pourra enrouler tous les matins de sa vie autour de sa tête et de son bras gauche  les lanières des phylactères contenant des petites boîtes en cuir griffées d’un des noms de Dieu, comme un signe d’attachement  indéfectible à son service.  Désormais, le jeune homme pourra  intégrer le « quorum » qui permet la réalisation d’un office juif dans toutes les règles de l’Art…

Mais une bat Mitzwa, cela sert-il  vraiment à quelque chose ? Pourra-t-elle comme les hommes étudier le Talmud, la Kabbale, donner un baiser au parchemin de la Thora, en porter bravement les lourds rouleaux qui croulent sous les couronnes et les revêtements d’apparat ?

Bien sûr, ailleurs –et ici, plus tard-, le judaïsme libéral autorise les femmes « à monter à la Torah », à mettre les phylactères, à porter le châle à franges et à rayures aux nœuds savamment noués, à faire partie du fameux quorum… mais ce n’est pas sa culture et de toutes les façons, elle n’est pas au courant…

 

Mais c’est déjà son tour ; comme au collège, une ancienne caserne.

Mais qui tient le rôle du professeur et maître ? Dieu ou son père ?

De quoi s’agit-il, d’une tragédie ou d’une comédie ?

Qui a écrit le scénario ? Et à quelle époque ? Qui a décidé de la mise en scène ?

Quel rôle doit-elle interpréter ?

Elle aime tant le théâtre ! Des versets du Cid lui reviennent en bouche.

Mais où se cachent Rodrigue, don Diègue et la Cour du Roi ?

 

Elle observe les spectateurs ; en haut dans les galeries, des femmes lourdement fardées caquettent dans leurs belles toilettes.

En bas, les hommes qui parlent affaires.

D’un bond, elle s’élance sur la scène .

Tournant le dos au tabernacle qui contient les rouleaux de la Torah protégés dans des langes brodés et de fines dentelles sous les manteaux de velours doré et les lourdes couronnes d’or et d’argent, elle fait face maintenant à l’auditoire.

C’est le verbe de Dieu à l’origine du monde.

Un lourd silence ;

Un trop plein d’émotion et de mémoire.

Un grand vide remplit sa tête.

Il y a une faille béante dans le décalogue.

Derrière le Saint des Saints

Un gigantesque trou dans la mémoire.

Il n’y a rien à dire, rien à faire.

Atterrée, en silence, la fille du rabbin, la cinquième de la fratrie, a rejoint plus bas son siège.

 

Eva  Hadas-Lebel

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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06/06/2011
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