LA NUIT SURGIE
NOVEMBRE 1998
Le téléphone a déchiré le calme feutré du soir.
Silence désaccordé . Cette voix qui soupire semble du sens délitée .
Je réponds à peine .
Je ne sais jamais les mots .Je n'ai pas appris à dire .
Je me répète . Encore et encore .
" Claude est mort "
Cela se comprendra plus tard, sans doute .
Plus tard .
Les vivants ne savent pas être morts .
Une voix fredonne . Eclats de rire . Regard du Sud, chaleureux, pétillant de malice .
L'apéritif .
Dans la pièce à côté ronronne un rasoir électrique .
Ce sont ces pauvres choses-là, d'abord .
Nous sortons . Nous allons écouter un concert à la Villette . Le soir est tiède, rayé d'une très fine pluie .
Ou bien très froid, sec .
Les sens, les sens sont les premiers atteints .
Je reçois très violemment les enseignes qui palpitent, le meuglement des automobiles, l'odeur moite d'un ciel beaucoup trop bas .
Les premiers êtres humains rencontrés semblent flotter .
Qui donc leur apprit ces gestes ? Je ne suis plus dupe des apparences . Je souris intérieurement .
Je sais que l'on peut rire de cela aussi .
Impeccable candeur des corridors . Espaces trop vastes . Il me semble nager dans le présent . Je ne réponds qu'évasivement . J'ai beaucoup de mal à ne pas m'évader tout à fait de moi-même .
Pour aller où ?
De toutes façons, ce n'est pas si simple de disparaître .
Je me borne à ne pas tout à fait apparaître .
Dans la salle bourdonnante, je n'apprécie d'abord que la profondeur d'un fauteuil . Les vivants me semblent frappés d'irréalité . J'en prends la mesure .
De la tête aux pieds . Ironiquement .Des pieds à la tête . Sans concessions .
Les voici donc, les importants, tout en apparat social, les voici pour moi déjà couchés dans leur innocente horizontalité .
Me voici, moi aussi . Mais c'est ce qui me touche le moins .
J'ai peur pour eux . Comment expliquer leur insouciance ?
Ils me manquent déjà . Comme autant de parties de moi . Du monde .
La musique autour de nous se fait paysage . J'en parcours les vertes prairies, les champs de neige, les éruptions volcaniques . La main dans ta main . C'est mieux comme ça .
J'ai envie de te dire qu'un jour nous allons mourir comme tous ces gisants pianotants, violoncellants, mélomanants .
Je ne dis rien . Je n'ai pas envie de t'attrister . D'ailleurs, on t'a déjà mise au courant . D'ailleurs, ça ne se dit pas , ne se communique pas .
J'écoute et je suis ailleurs . J'écoute et ne suis nulle part .
Nulle part . Nulle part . Nulle part .
De ce frisson qui soudain m'emporte et me bouleverse, je n'avais rien prévu .
Pris, épris d'un violon, je n'ai plus lieu ni temps de penser ;
Je regarde le musicien, l'archet en main , glisser dans le temps qui n'existe pas .
Je ne sens plus, je ne pense plus, je ne souffre plus .
Car, à cet instant, je vis . Je vis l'instant . L'instant de tous les instants qui me restent à vivre .
Je vis .
Je te dis que je vis .
Dominique Gabriel NOURRY
en souvenir de Claude BOUANICHE .