LE POEME DE MA VIE RETROUVE-E ....
Ce devait être vers 1966 ou 1967 et j' avais l' âge où l' on n' est pas sérieux selon Rimbaud .
J' avais un rendez-vous impossible avec une jeune femme impossible au fond d' une province impossible .
Je n' avais pas un sou en poche et je devais faire du stop pour atteindre mon objectif et étreindre ma subjective .
Le ciel , autant que les adultes , semblait opposé à ce projet : il pleuvait à torrent et nul véhicule ne s' arrêtait .
J' avais à la main le quotidien " Le Monde " qui , en ces temps anciens , publiait de temps en temps un Poème .
Oui , sans LE Monde : UN POEME !!!
Ce Poème s' accordait au mieux à mon état d' esprit :
Il disait notamment :
" Si je ne me suis pas tué
c' est pour la seule raison que je ne me suis pas donné la vie
et que j' aime encore quel qu' un et que je m' aime moi "
et aussi :
" Etre poète et être homme
signifie être une forêt sans arbre
et voir "
Au bout de quelques heures , j' ai abandonné le voyage qui , visiblement , ne m' était pas destiné .
J' ai cru me souvenir aussi que le journal sous l' orage s' était effiloché , pâte à papier , entre mes doigts avant de finir dans la boue .
Mais les vers -ces vers-là - dont j' ignorais l' auteur - se sont installés dans ma mémoire , comme un vade mecum et souvent m' ont aidé à traverser les moments très difficiles .
A cet âge-là - 17 ans - , j' étais loin de savoir consciemment que ma mère s' était suicidée : je ne l' ai découvert qu' au début de ma première psychanalyse à 26 ans , lorsque j' ai pu en assumer les frais moi-même .
J' attribuais les vers qui m' accompagnaient à un auteur d' un pays de l' Europe de l' Est , alors communiste .
Sans plus ...
J' ai interrogé professeurs , intellectuels , lettrés de toutes sortes toute ma vie , mais nul n' a pu détecter la source de ces vers ...
L' éminent Google , sollicité récemment , lui-même est resté coi ....
Et puis , tout récemment , en triant de vieux papiers , j' ai retrouvé le Poème , tapé par mes soins sur une vieille machine à écrire des années 60 dont le ruban , visiblement , était en train de succomber ;
Ce poème , donc , est dû au poète Tchèque Vladimir HOLAN ( 1905-1989 ) .
Un recueil de la collection Poésie/Gallimard - préfacé par Aragon ! - est consacré à cet auteur mais l' objet de mon souvenir : , " AUX ENNEMIS " , n' y figure pas .
D' abord acquis au régime communiste , HOLAN , s' est contraint -ou s' est vu contraindre , pendant quinze ans à se taire .
Dernière remarque -apparemment marginale : la seule fois où j' ai passé une nuit dans un commissariat de police , c' est en octobre 68 .
Habitué aux mœurs de province , je rentrais innocemment chez moi sans papiers d' identité .
A la main , je tenais le numéro de la revue surréaliste " L' Archibras " qui était consacré aux "évènements" de Tchécoslovaquie .
Il était précisé que le numéro précédent -consacré aux "évènements " de mai 68 avait été interdit .
Les représentants de l' ordre ont été courtois . Le -supposé- représentant du désordre ?
- aussi !!!
Voici donc ce poème de Vladimir HOLAN , intitulé " Aux ennemis " , tel que je le retrouve ...
Et j' en ai assez de vos bassesses et si je ne me suis pas tué
c' est pour la seule raison que je ne me suis pas donné la vie
et que j' aime encore quelqu' un et que je m' aime moi
Vous pouvez rire mais l' aigle ne peut être attaqué que par l' aigle
et Hector blessé ne peut être plaint que par Achille
Etre n' est pas facile... Etre poète et être homme
signifie être une forêt sans arbres
et voir ... l' homme de science observe
La science ne peut que s' enquérir avec zèle
Du zèle si mais des ailes non . Pourquoi ?
Mais c' est simple je l' ai déjà dit :
la science se meut dans l' approximation le poète dans la parabole
le grand demi-hémisphère du cerveau
refuse même l' archipoème pour du sucre
Le coq tient en horreur la pluie mais c' est autre chose
C' est le soir diriez-vous : un soir sexuellement adulte
et la demoiselle a des seins si robustes
que l' on pourrait briser contre eux calmement
deux verres de gnole mais cela est autre chose
Et imaginez un phare sur un navire
un phare qui nage : mais cela est complètement autre chose
Et tout votre développement depuis la stèle jusqu' à l' homme
jusqu' à la petite stèle de lichen mais cela est tout autre chose
Le nuage vomit mais chez vous : zéro Vous ne pouvez pas exister
vous ne pouvez même pas
être étouffés par l' écaille du serpent
Ce que Dieu a inventé il le désire ressenti
Les enfants et les ivrognes le voient clairement
Mais ils n' ont pas l' effronterie de chercher
pourquoi le miroir se trouble à la vue d' une femme en règles
et les poètes par amour de la vie ne demandent pas
pourquoi le vin bouge dans ses tonneaux
quand elle ne fait que passer
Et j' en ai assez de votre effronterie
qui pénètre tout là où elle a voulu absorber
et n' a pas su embrasser
Aussi la catastrophe éclatera
telle que vous ne l' avez jamais rêvée
puisque vous ne rêvez pas
Ce que Dieu a inventé il le désire ressenti
la catastrophe éclatera et les enfants et les ivrognes le savent
Ce n' est que d' amour que la joie pourrait éclater ici
si seulement l' amour n' était pas passion
Seulement d' amour pourrait éclater le bonheur
si le bonheur n' était que passion
Les enfants et les ivrognes y voient clair....;
Il aurait fallu vivre pour pouvoir exister
mais vous ne serez pas car vous ne vivez pas
et vous ne vivez pas puisque vous ne m' aimez pas
puisque vous ne vous aimez même pas vous-mêmes
Et d' autant moins autrui .......
Et j' en ai assez de votre grossièreté
et si je ne me suis pas encore tué ce n' était que pour la seule raison
que je ne me suis pas donné la vie
et que j' aime encore quel qu' un puisque je m' aime ......
Vous pouvez rire mais l' aigle ne peut être attaqué que par sa compagne
et Achille blessé par la Briséis
Etre n' est pas léger... Légère n' est que la merde .