MON ANE ET MOI
A la mémoire du psychanalyste Charles ZYGEL
Mon âne et moi, nous nous ressemblions, paraît-il. Du même pas indolent sur les pistes lunaires de ces contrées creusées de soleil, nous cheminions. Sans espoir ni désespoir. Nous n'étions faits nil'un ni l'autre pour les états d'âme. Peut-être était-ce à cause de cette tache brune commme une aréole qui gonflait notre joue gauche, non loin de la commissure des lèvres...... C'est souvent bien inutile de ne vouloir expliquer que ce qui n'est dû, sans doute, qu'au hasard.
Les gens d'ici ne l'entendaient pas de cette oreille. Les villageois sont gens plaisants. Lorsqu'ils nous apercevaient, tout ennous jetant des quignons de pain, ils s'exclamaient que nous étions frères, mon âne et moi.
Mon âne et moi, nous nous regardions avec tendresse. Je crois que nous étions fiers de cette ressemblance, pourtant bien légère et dépourvue de fondement solide.
Ce genre de propos, d'ailleurs, ne nous tourmentait pas. Nous vivions de l'air du temps et de menus larcins dans les vergers lorsque manquait l'aumône.
C'était rare, en réalité. De l'autre côté de cette lourde colline où peine la route, nous étions bien connus de tous, mon âne et moi.
Tous ces petits hommes rieurs et laborieux qui peuplent la plaine, lorsqu'ilsnous voyaient s'exclamaient de joie :
"Voici le Saint ! Voici le Sage! Que Loué soit Dieu qui nous envoie la pureté ! Que béni soit le Simple ! "
Tous. Je dis bien : "tous". Nous savions, mon âne et moi, que vivaient là divers peuples bien différents. Moins différents, pourtant, que lui, l'aimable quadrupède, et moi, qui nous aimions tant !
Différents, pourtant, puisqu'ils se disaient différents. Certains venaient de très loin, des bords de l'immense rivière où frétillent des milliers de poissons. Tu dirais voir lamer lorsque tu t'approches de ses bords. A vrai dire, je n'en sais rien : nous n'y sommes jamais allés, mon âne et moi. Nous étions très paresseux. Nous n'aimions pas les longs trajets.
Ce que nous aimions ? Rêver sous les grands arbres dans la profonde ombre d'où naissent les vents. Rêver. Je veux dire : ne pas penser. Ne pas regarder plus loin que la pointe des sabots. Parfois ouvrir la goule et braire pour le seul plaisir de distraire l'écho.
C'est vrai, d'ailleurs : je ne sais plus ce que je vous disais. Parfois, lorsque l'on raconte, c'est comme si on tombait dans l'écoute.
Complétement dépris de soi-même. Vous n'avez jamais senti cela ? Non ?
Vous devriez l'enterrer : ça va bientôt sentir. Oui, les peuples.... Je disais : les peuples.
Alors, je continue. Certaines gens venaient de la ville. Leurs v^tements semblaient plus beaux mais leur peau paraissait usée, comme poncée, vous voyez ?
Dans le grand soleil leur front se déplissait tout doucement et il commençait à poser des questions. N'importe où. N'importe quand. Mon âne et moi, nous ne savions pas trop quoi répondre. A vrai dire, nous n'avions réponse à rien. Et ça finissait par bien se comprendre. Les nouveaux venus, progressivement, s'habituaient à nous. Ils apprenaient à nous reconnaître. C'était facile : mon âne avait une oreille un peu ébréchée. Une vieille histoire d'amour de sa jeunesse. Moi, j'avais les yeux pétillants d'une vive intelligence. Et ça, c'est remarquable. C'est rare.
A part ça, mon âne et moi, l'humain, nous étions pareils. Toujours l'un avec l'autre, ils nous arrivait même d'échanger nos manies.
Je dis ça... Mais maintenant que je le vois là, couché sur le flanc, je comprends que je n'ai jamais eu la tendresse de mon âne. Je dois plutôt vous ressembler, à vous qui me regardez. Je ne crois pas en être fier.
Oui, les peuples, encore, les peuples ! Je n'ai jamais su où ils commençaient, où ils finissaient !
Comme vous, ils adoraient un seul Dieu. Certains imaginaient leur Messie assis sur une ânesse.
C'étaient tous de braves gens, de toutes façons. Tous pareils, je vous dis. Menteurs, lubriques et gloutons de pistaches. Des hommes, quoi ! Comme vous. Comme moi, peut-être. Moi, je ne sais pas. Je suis une espèce d'âne. Ou l'ombre de cet âne. Son âme dételée. Dites ce que vous voudrez.
Non, nous n'étions jamais venus de ce côté. Je vous ai dit que nous n'aimions pas les longues ballades, mon âne et moi. Par le fait, nous avions raison. Nous n'aurions jamais dû vous rencontrer.
Regardez : il est déjà plein de mouches.... On ne peut pas le laisser là, tout de même !
Pardon ? Papiers ? .... Frontière ?
Oui, ce que vous appelez "frontière", souvent nous l'avons traversé, mon âne et moi. C'est facile dans le désert. Il n'y a pas de ligne blanche sur le sol comme sur le terrain de foot des gosses du village pour marquer la surface de réparation. Rien ! Que dalle ! D'ailleurs, avec ces vents de sable, rien ne tiendrait. Les dunes , même, changent de place. D'un mois à l'autre, si vous restez vivants, vous voyez naviguer la paysage. C'est étonnant ? Oui, pour vous !
Moi, j'ai toujours connu cela. Toujours. Depuis ma naissance.
Avant ? Pourquoi pas ?
Une fois, une violente tempête s'est élevée à l'heure de la dernière prière. Mon âne et moi, lorsque ça s'est calmé, nous sommes allés nous promener sous les rayons glacés de la lune. Splendide! Savez-vous ce que nous avons découvert, là-bas, tout au fond de la nuit ?
Des ruines , d'immenses ruines ! Les colonnes et les dômes d'une vertigineuse cité coulée dans un écrin de glace.... Vous me croirez si vous le voulez : lorsque je l'ai vue, je l'ai reconnue.
Vous savez, moi, je suis sûr que l'on vit plusieurs vies. Qu'on se continue. Ce n'est pas possible que vous soyez là, devant moi, , avec vos fusils et que jamais, jamais, vous ne soyez autre chose que des tueurs consciencieux.... Vous avez vu votre air paumé, lorsque vous n'écoutez plus, lorsque vous vous taisez ?..... Vous vous êtes vus ?
Je suis sûr, vous dis-je, que je revivrai une autre fois et que je retrouverai mon âne ! Peut-être serai-je animal à mon tour et lui humain.... Qui sait ? C'était un sage, mon âne ! Peut-être passera-t-il directement dans la classe des Etres Supérieurs. Je n'aimerais pas qu'il vous ressemble. Parce que ça serait trop triste. Vous dites me reconnaître. Vous dites que je fais partie de votre clan. vous me proposez d'entrer dans la fraîcheur de vos tentes et de me désaltérer.
C'est vrai : vous m'avez dit le nom de mon père. . Et ça fait bien longtemps qu'il est mort. Vous m'avez dit le nom de mon frère. Il a été tué. Par les ennemis, dites-vous.
Mais ceux qui l'ont envoyé au combat, ne sont-ils pas aussi des ennemis ? Qu'aviez-vous besoin de venir le chercher, de lui faire le boniment et peut-être de le menacer ?
Ma mère, le chagrin l'a prise. Elle chante la nuit au milieu des hommes couverts de sang. Pour eux, c'est moins qu'une chose. Je n'ai plus de mère, depuis longtemps.
J'avais mon âne. C'était mon ami, mon camarade, mon compagnon de route. J'avais mon âne et vous l'avez tué. J'avais un âne qui me ressemblait. Vous, vous ne me ressemblez pas. Vous pouvez me tuer comme vous l'avez tué. Vous n'existez pas.
Dominique Gabriel NOURRY