VERS LES RIVES D'AVALON
A Hubert Haddad
L'immense parc ensanglanté d'automne cernait la Malouinière. Derrière les lointains barreaux de métal - Erwan le savait- s'étendaient d'autres parcs aussi majestueux, aussi inutiles . C'était la période des mortes eaux. Le vent n'apportait plus nul écho de la mer . Les oiseaux, tous les oiseaux, se faisaient rares. Même les goëlands semblaient avoir déserté les rocs arides de la falaise .
Que faire ? Traîner, retraîner les pieds dans les feuilles sèches pour en observer le troublant sillage ?
Observer le lourd tapis de nuages d'un ciel où plus jamais ne brillerait aucune étoile ?
Hurler d'impatience devant les chênes séculaires qui n'avaient jamais porté de gui ?
C'est cela : comme un enfant ! Tout à fait comme un enfant ! Seul dans la vaste inutilité du Temps .
Ce n'était pas même la peine d'attendre les Orages Désirés . La Destinée n'ayant cure d'un petit être agité sous les arbres, garderait pour elle sa malédiction .
Cadet de famille, Erwan ne serait jamais ni Notaire ni Curé . Jamais il ne connaîtrait les enivrantes fêtes de Paris, les rires des femmes et les trémolos de l'alcool .
Qu'avait décidé Madame Mère avant de reprendre ses fonctions de Designer en chef dans une grande capitale Européenne ?
Qu'il était fou ! Tout bonnement fou !
C'était bien le plus simple, le plus pratique .
N'écrivait-il pas, de droite à gauche, d'illisibles formulles qu'il confiait aux terriers de la lande ou aux gouffres de l'océan ?
" Soeur fougère, laisse-moi effleurer tes yeux. Je sais que tu délivres les songes . "
" Frère dauphin, que mes désirs bondissent dans ton sillage ! Tu sais, je rêve de la Sirène . "
Ne prophétisait-il pas, à longueur de repas,le choc d'un raz de marée dévastateur ?
" Mais oui, la lune est très, très pâle. Elle a perdu ses plus beaux Anges . La mer va se révolter. La Malouinière connaîtra le sort de la ville d'Ys et vous pourrez, vous pourrez battre le glas. Ce sera trop tard . "
" Effectivement, ce jeune homme délire, avait affirmé un éminent psychiatre Luxembourgeois . Je pense que la disparition prématurée de son père l'a affecté . Confiez-le donc à cette maison de repos . Le médecin-chef est un ami très précieux . C'est, de plus, un spécialiste compétent . "
Erwan ne conservait que de flous souvenirs de l'hôpital psychiatrique, autogéré, qui l'avait hébergé . Pour le décrire, il ne trouvait que des métaphores, ce qui, évidemment, n'arrangeait pas le diagnostic de son entourage .
" Imaginez donc un immense négrier défoncé, couché sur la vase, le mât brisé comme une aile d'oiseau .
Dans les soutes, quelques vrais hommes parlent au vent . Des ombres les entourent, les enlacent, pèsent sur leur pauvre corps . Jusqu'à les réduire au mutisme .
C'était très pénible . Mais je veux retourner là-bas . Il y avait la Jeune Fille .
- Quelle jeune fille ?
- Elle était vêtue de noir . Lorsqu'elle souriait, je savais ce qu'elle disait . C'était l'Amie du Seigneur .
- De quel Seigneur ? "
Erwan fermait placidement les yeux, puis les rouvrait très vite, voluptueusement .
Nul n'en demandait plus . C'était bien inutile . Ce dont on était sûr, c'est que le jeune homme avait semé une belle pagaille dans l'établissement médical qui l'avait accueilli . C'est comme s'il avait communiqué sa propre folie aux autres fous . Au bout d'une semaine, tous le suivaient, l'imitaient .
Les plus puissants neuroleptiques restaient sans effets sur lui et sur ses compagnons .
Lorsqu'un jeune psychiatre, à son tour, plongea dans ce joyeux délire, le grand spécialiste renvoya d'urgence Erwan dans sa famille . Un fou de cette espèce, c'était, décidément, un fou de trop !
Que faire à présent ? La jeune fille était loin . La jeune fille n'existait peut-être pas . Bien sûr, elle apparaissait, de temps en temps, sous un pommier . Mais Erwan se méfiait de ses propres légendes .Elles n'étaient bonnes qu'à terrifier les normopathes, comme il disait .
Lui savait bien qu'il n'y avait rien . Plus rien du tout . Plus de ciel derrière les nuages . Plus de mûres aux haies du chemin .
Ce dernier point, cependant, mérite d'être vérifié .
Comme un Indien, traînant ses mocassins, dans les feuilles mouillées, il se glisse vers la lourde porte qui cachète le parc .D'un doigt habile, il fait jouer le loquet puis se met à courir dans le sentier .
C'est sûr : il n'y a plus de mûres . Mais il y a encore de l'herbe et ça sent bon .
Derrière l'odeur de l'herbe, il entend le sanglot de la mer . Elle est encore là ! Là-bas ! Derrière la dune rousse ! Est-ce possible ? Il se met à courir dans la bruyère pour voir plus vite .
C'est elle ! Qu'elle est belle ! Merveilleusement vivante et verte..... Elle écume de plaisir contre le trou noir des récifs .
Elle est là pour lui .
Très vite, elle se glisse le long de ses flancs et l'étreint . C'est bon comme un accouplement .
D'une brasse lente, il se met à nager vers le large . il ne vit que de la caressede l'eau .
Lorsqu'il sent ses forces lui manquer, encore il constate que tout est vide . Il avance comme l'on naît dans un ciel noir, stérile .
Bientôt, bientôt, ce sera fini : le parc, la folie, l'automne, la forêt, l'automne, l'océan, l'automne.............
Devant lui s'élève l'Ile . D'abord, c'est sa tendre plage de sable fin qu'elle lui offre . Il y marche lentement, d'une douce reconnaissance ému .
Puis, derrière la grève, il découvre le printemps clairvoyant de l'Autre Forêt , vive et rieuse . Partout éclatent les bourgeons gorgés de sève, des fleurs bleues, mystérieuses, et de vastes ramures enchantées d'oiseaux .
Il sait qui l'attend au bout du chemin .
Lorsqu'il voit la source, lorsqu'elle scintille comme un reflet de soleil incisant la terre, il reconnaît la Jeune Fille .
Je crois qu'elle lui dit son nom .
GABRIEL